Par Marian Lens
Cet exposé a été donné à l’invitation du PrideFestival pour la conférence du 20 septembre 2020 : Espaces publics, Affaires Privées. Quelle place avaient les lesbiennes et les gays dans la ville du XIXe à la fin du XXe siècle ?
« L’espace public urbain et la rencontre clandestine ont toujours été étroitement liés. À Bruxelles, comme dans la plupart des grandes villes, les homosexuel.le.s avaient dessiné une cartographie secrète pour déjouer les lois. Si souvent les hommes faisaient « les tasses » (c’est-à-dire qu’ils draguaient autour des urinoirs), qu’en est -il de la rencontre entre femmes ? À l’occasion de l’exposition de l’artiste Marc Martin à LaVallée, scientifiques, historien.ne.s, militant.e.s retracent le parcours privé de nos aîné.e.s et décryptent une sous-culture souvent dénigrée.» Programme d’annonce du PrideFestival. https://www.l-tour.be/archives/ (20 septembre 2020) }
Quand je donne les parcours rainbow et lesbiens, je pourrais raconter des fables au public.
« Le centre-ville est de loin le plus riche en évocation. Parcourir les trois phases de déplacement du ‘gay-village’ ou plutôt de la concentration des lieux ‘lesbiens’ et ‘homos’ du centre-ville, en particulier en suivant l’évolution de ses bars et cafés, nous permet de nous imprégner de l’atmosphère fin de XIXe siécle de la Galerie Saint-Hubert, quand Bruxelles était considérée comme ayant le plus de lieux « lesbiens et gays » en Europe. Durant la première moitié du XXe siècle, les cafés se concentraient plutôt dans le carré de la Rue des Bouchers vers la Grand-Place. Ensuite les lieux de sortie se sont déplacés de l’autre côté de celle-ci pour prendre leurs quartiers actuels vers Lemonnier et Anneessens, en passant par la rue du Midi. En son centre vous avez la RainbowHouse entourée de nombreux bars. »[i]
Ce serait idyllique si l’histoire pouvait s’écrire uniquement ainsi. Une belle courbe ascendante. Mais non, ce n’est pas comme cela que cela fonctionne. Le cours de l’histoire est une série d’évolutions et de dévolutions, un ensemble de hauts et de bas. Certains groupes minorisés au sein d’entités sociales dominantes peuvent bénéficier d’évolutions générales, quand en même temps, d’autres parce qu’appartenant à des entités sociales dominées, subissent de plein fouet toutes les crises économiques et sociales qui les enfoncent inexorablement dans une large spirale descendante.
Après la deuxième Guerre Mondiale, en réalité, une chappe de plomb va retomber sur toute la population. C’est le retour des trois ‘K’, que les femmes connaissent très bien : Kinder Kirche Küche (Enfants Eglise Cuisine) : il faut repeupler la patrie. L’ordre hétéropatriarcal qui se relâche souvent en tant de guerre resserre ses étaux.
Avant de devenir la belle verrière actuelle, la Galerie Royale Saint-Hubert était une ruelle à la mauvaise réputation avec sa « faune particulière » (prostitution, aussi homosexuelle masculine, mais cachée au détour de ruelles délabrées et sombres… que la ville se fera un devoir de « nettoyer » (c’est le terme utilisé à l’époque), en 1958 pour l’Expo Universelle. Et ensuite ces galeries retombent à l’abandon. Jusqu’au-delà des années 1970’, vous pouviez alors vous rendre dans des bars lesbiens et homos, « mais il fallait alors en connaître les numéros et les sonnettes pour pouvoir y accéder. »[ii]
Par ailleurs, quand je termine avec les années actuelles 2020. Le ‘Village’ comme l’on dit. Que dois-je utiliser comme adjectif ? Aujourd’hui c’est le ‘Gay Village’, comme l’intitule l’Office de Tourisme bruxellois, ou est-ce plutôt le ‘Rainbow Village’ pour être plus inclusif… ? Quel Village ? Aïe, où sont les lesbiennes et leurs espaces ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Eh oui. Quelle est la place des lesbiennes dans l’espace public et leur évolution de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui ?
Si l’on ne parle qu’en « amour de même sexe » l’on ne peut pas comprendre pourquoi l’histoire des ‘homos’ et des lesbiennes est si différente.
Par contre si l’on évoque l’histoire dite actuellement « des genres » Homme/Femme, si l’on évoque ces analyses si percutantes des années 1970’ et 1980’, « l’oppression des femmes par les hommes », tout s’éclaire et se comprend mieux.
Tout le monde sait bien que l’espace public appartient aux hommes. Un des nombreux exemples l’illustrant, est l’absence de pissotières (ou assimilé) pour les femmes dans l’espace public.
Pire qu’une inaccessibilité pour les femmes, c’est un espace qui leur est trop dangereux. Le harcèlement touche toutes les femmes, et la violence peut mener aux agressions physiques et au viol (même si la plupart des viols se passent dans l’espace privé, un tiers des femmes, c’est énorme).
La rue, la nuit, appartient donc aussi aux hommes. Les seules femmes qui s’y risquaient/risquent : des prostituées. Et la prostitution est tout sauf un ‘métier’, les femmes l’ont toujours su, parce que c’est un rapport commercial à risque : elles dépendent du bon vouloir des dominants, les hommes. Elles ne sont pas des prostituées pour des femmes, mais pour des hommes hétéros ou bisexuels. Pas pour d’autres femmes.
Les femmes appartiennent aux hommes – elles sont dans un ordre ‘hétéropatriarcal’ où depuis des siècles elles sont destinées aux hommes, et leur sont attribuées (femmes et filles)
Leur approche à la sexualité est donc fondamentalement différente. Aussi parce que la sexualité a longtemps été pensée comme inexistante chez les femmes (exemple-type de la période victorienne).
Dans un système social où le rapport de domination H/F et son système structurel hétérosocial où les femmes n’ont aucune importance en tant que telles, elles n’existent qu’en fonction des besoins des hommes. Elles ont été pendant des siècles asservies pour servir ces maîtres par tous les moyens. Et par voie de conséquence sur le plan sexuel servir les hommes sans être supposées avoir une vie sexuelle propre, ni de plaisir.[iii]
Hétérosexuelles ?
Pendant des siècles, le mariage est imposé, l’amour n’y a pas de place. C’est au bonheur la chance. Et le mariage est à vie. Il ne faut pas oublier que les femmes se sont battues pour pouvoir divorcer, ou pour pouvoir quitter des maris violents.
La société considérait que les seules femmes « intéressées » par la sexualité étaient les prostituées, alors que, comme je vous le disais, ces rapports sexuels étaient à leurs risques, pour le seul bon plaisir et besoin des hommes.
Quand elles échappaient malgré tout à cet ordre des choses ?
Pour leur plaisir propre ? « Les femmes à femmes » étaient perçues comme dangereuses. C’était de l’ordre de l’inacceptable. Oui, là, comme pour les homosexuels.
Mais pour l’ensemble des femmes, quand leur sexualité et leur plaisir étaient pris en considération, elles étaient vues comme une menace, jusqu’au XIXe siècle inclus, et au-delà encore. Il faut rappeler que l’excision (l’ablation du clitoris) n’était pas le propre de sociétés africaines ou musulmanes. Elle était aussi pratiquée en Europe de manière tout aussi répressive contre les femmes, du Moyen-Age jusqu’au XIXè siècle.
L’existence du clitoris, ce seul organe du monde mammifère humain qui ne sert qu’au plaisir, n’a aucun équivalent chez les mâles/Hommes. Les lesbiennes politiques des années 1950’ aux années 1970’ le clamaient d’ailleurs haut et fort.[iv]
Oui, ce délicieux petit organe si puissant, si fabuleux pour les femmes, est une menace pour un ordre hétérosocial, parce que les femmes pouvaient planer toutes seules, ou entre elles, sans avoir besoin d’aucune intervention d’un homme. Et ça dans une société hétérosociale c’est un danger absolu, un interdit évident.
Et les femmes indépendantes le savaient bien.
Parler d’espace public, et du rapport à celui-ci, c’est donc aborder l’autre volet répressif spécifique aux femmes quand elles appartiennent au groupe social des lesbiennes – L’histoire des lesbiennes : une histoire d’interdits absolus
Ainsi l’espace public est un One Man’s Land dangereux pour les femmes.
Et cela en a été ainsi depuis si longtemps, que la mémoire historique en a oublié l’origine, c’est à dire l’origine de la possession des « Femmes » par les « Hommes ». A ce jour, aucun indice historique n’a été retrouvé pour savoir quand cela a eu lieu. Mais il est évident qu’une extrême violence a existé pour l’instaurer, et la faire perdurer.
Le rapport à l’espace public est pour les lesbiennes de ce fait diamétralement opposé à ce que pourraient en faire des hommes, même si c’était de manière cachée dans/autour d’urinoirs ou dans des parcs ou des ruelles sombres. Pour les lesbiennes ce n’était juste pas une option.
Notre histoire lesbienne est donc celle d’une double répression, et comme l’on parle de tout un système social, une double oppression :
parce qu’elles sont ‘femmes’ de l’interdit de sexualité, de plaisir sexuel, et d’en prendre le contrôle tout simplement, qui leur était proscrit depuis des siècles ;
et celle de l’interdit encore plus menaçant, celui du « plaisir sans hommes ».
Elles bravaient ce faisant un interdit absolu, celui de tourner le dos à l’ordre social de la sacro-sainte famille hétéropatriarcale : supériorité de l’homme, hétérosexuel, soumission à celui-ci, et mission d’enfantement, « les trois K », dont je vous parlais tout à l’heure.
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Cette introduction historique et sociologique est fondamentale pour comprendre pourquoi notre histoire lesbienne n’est pas la même que celle des homosexuels, ne peut tout simplement pas l’être.
Et donc notre rapport à l’espace public – la conquête de nos plaisirs et de nos espaces lesbiens – n’a pratiquement rien à voir avec celui des hommes homosexuels.
Quelle est-elle donc alors notre histoire de rencontres cachées ? Quels sont les espaces de rencontres qui ont été possibles ?
Elle est celle d’une histoire encore plus cachée, bien plus difficile à retrouver et à dévoiler. Parce qu’elle fait menace également, encore toujours.
Quelle est l’évolution des espaces de rencontres pour les lesbiennes de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui ?
Première moitié du XXe siècle – l’époque glorieuse des cafés
La période du tournant des XIXe et XXe siècles jusqu’à la deuxième Guerre Mondiale, c’est l’époque glorieuse des cafés pour la population bruxelloise, en journée et parfois prolongée en soirée.
Pour « ces gens-là » aussi, c’est-à-dire nous, ‘homosexuels’ et ‘lesbiennes’ (à l’époque ce n’étaient évidemment pas les mots employés pour nous décrire). C’étaient donc des petits troquets, ouverts en journée, parfois tard la nuit.
Il faut savoir qu’il y avait énormément de cafés à l’époque. A une époque où il n’y avait pas de TV ni d’internet, c’étaient des lieux sociaux d’échange et de rencontre : 10 % de l’activité économique bruxelloise (une personne sur dix travaillait dans ce secteur). Il n’y avait pas d’opprobre sociale à ce qu’ils soient tenus par des femmes, et beaucoup l’étaient d’ailleurs.
Eugène Wilhelm (pseudo Numa Praetorius), juriste de Strasbourg, « collaborateur le plus productif de Hirschfeld {qui faisait} la liaison entre le monde francophone et germanophone dans le mouvement homosexuel émergent » décrit Bruxelles au tournant des XIXe et XXe siècles comme « probablement la ville européenne où les établissements homosexuels sont les plus nombreux. »[v]
Avec l’avènement du salariat, les gens du peuple, dont quelques femmes (quoique pour elles bien plus tardif et limité), commencent à s’acheter des parcelles de liberté, à savoir également du temps libre avec la possibilité de se prendre un verre au café.
Le droit au travail payé/rétribué est toujours interdit aux femmes mariées, sauf si elles obtiennent l’accord du mari, et ce jusqu’en 1976 en Belgique parce que les femmes sont encore considérées comme des mineures juridiques, donc dépendantes de leurs maris (Code Napoléon). Et la liberté est tout simplement impossible pour celles qui auraient voulu vivre leur lesbianisme ou bisexualité un jour.
Pour les femmes célibataires (majorité des lesbiennes), les rétributions sont très faibles : les femmes étaient encore bien plus sous-payées dans le passé. Cependant, nous pouvons dire que pour celles qui sortaient en café pour se retrouver, ce fut l’époque glorieuse.
Dans les années 1930’ d’avant-guerre, nous avons le témoignage de Suzanne de Pues (alias Suzan Daniel, fondatrice de la première association LGBT belge en 1953) qui disait qu’alors « il y avait plus de bars pour femmes que pour hommes, parce qu’eux avaient encore les parcs {une constante historique, dont le Parc Royal, le Mont des Arts, le Cinquantenaire, c’est moi qui énumère… } et les urinoirs comme lieux de rencontres».[vi]
S’il y avait parfois des descentes dans les cafés par des forces de l’ordre (parce que tout de même dans la conventionnelle et catholique Belgique, il pouvait y avoir « atteinte à l’ordre de la famille »), souvent les tenancier.e.s de cafés protégeaient leur clientèle et les invitaient à prendre la fuite, avant le passage de ces brigades. Ces tenancier.e.s apprenaient à connaître ‘ces gens-là’. Une empathie pouvait se créer. Ce sont ces mécanismes de solidarité, de protection d’un groupe minoritaire et minorisé, qui aident aussi une société à changer : tous ces gestes du quotidien de la part des « Justes » qui font qu’une société évolue positivement. L’empathie, la solidarité, permettent de créer le présent et le futur d’un monde meilleur.
Dans le quartier de la rue des Bouchers, l’Impasse de la Fidélité, vous aviez par exemple au numéro 5 La Pergola que Suzanne de Pues a fréquentée, qui a perduré des années 1930’ jusque dans les années 1960’. Elle était tenue par la lesbienne Germaine, surnommée « Mae West » parce qu’elle lui ressemblait. Elle le remettra plus tard à un homo, Max, qui continuera à avoir un public composé surtout de femmes entre 18 et 30 ans. En 1996 Suzanne rapportait « qu’hormis la couleur, c’était encore toujours les mêmes porte et vitrine ».[vii]
Dans les années trente et de guerre, différents cafés étaient ainsi accessibles aux lesbiennes. Elle raconte plus loin, « en 1953 à Amsterdam, elle s’est rendue à une fête ou un bar lesbien, où il fallait sonner et donner le mot de passe. C’étaient des spécificités qu’elle n’avait jamais vues à Bruxelles. »
L’après 2ème Guerre Mondiale – Une plus grande répression – Les normes de l’ordre hétérosocial imposent le repeuplement de la nation avec le retour des ‘trois K’ – Retour dans les ‘placards’
Après la guerre les emplois sont réattribués aux hommes ou leur sont prioritairement destinés et réservés.
La Belgique et son Bruxelles si libre vont tomber très vite dans la nouvelle atmosphère ténébreuse des grandes villes européennes. Comme New York aussi.
Patricia Highsmith décrit avec précision cette Amérique de la communauté lesbienne et homosexuelle qu’elle a connue : « C’était l’époque des années ’40 et ’50, quand les bars gays {entendre ici ds le sens large « gay et lesbien »} de New York se trouvaient quelque part derrière des portes plutôt sombres, et les clubs privés avaient des rassemblements les vendredis soirs [« on Friday nights »], l’accès à $3.00 incluait une boisson, et vous pouviez inviter un/e ami/e. Il y avait de la dance, et des tables pour des repas à la chandelle. (…) Les gays parlaient du dernier roman homosexuel, et riaient peut-être de manière étouffée des fins de récits. »[viii]
Les années 1960, 1970 et 1980 – Les Bars sont confinés dans des lieux clos, tard le soir et en fin de semaine – Le contrôle hétérosocial atteint son apogée en Belgique et être « différent.e» « comme cela » accule cette partie de la population à vivre cachée et dans la ‘honte’
Avec les sixties, la répression de l’ordre hétérosocial s’accentue. En 1965, la Belgique voit s’instaurer sa première et seule loi répressive à l’encontre des homosexuel.le.s (ou ‘homophiles ‘). Avec l’article 372 bis, le code pénal belge recule la majorité sexuelle accordée à 16 ans pour les hétéros, jusqu’à 18 ans pour les homosexuel.le.s. Danger d’être arrêté.e pour « détournement de mineur » si, par exemple, un ou une très jeune ‘adulte’ de 18 ans a une relation avec respectivement un ou une ‘ado’ de 16 ans…
Les premières manifestations homosexuelles, qui commenceront à la fin des année 1970’ vont notamment exiger la suppression de cette loi, précurseuses de nos Pride revendicatives actuelles. Ce ne sera qu’en 1985 que la loi sera abolie. Elle aura sévit durant vingt années, ainsi que sa menace arbitraire potentielle dans les années qui suivront. En effet un climat répressif ne disparaît jamais avec la seule abolition d’une règle juridique.
Les Golden Sixties bénéficieront prioritairement aux hommes – La disproportion entre les lieux tenus par des homosexuels et ceux tenus par des lesbiennes va commencer – Dans les années 1980’ il y a désormais plus de lieux pour les homosexuels que pour les lesbiennes, du simple au triple
Quand je débarque à 19 ans à Bruxelles, ayant fuit ma famille, à la fin des années 1970’, c’est dans une atmosphère désolante que j’atterris. A des années lumières de savoir qu’un lieu lesbien comme La Pergola venait seulement d’arrêter quelques années auparavant, après avoir vécu et traversé la moitié d’un siècle.
Durant ces années, les lieux étaient occultés de la vue, ouverts en fin de semaine, en soirée et la nuit, parfois tellement tard que si vous habitiez la province vous ne pouviez rentrer en train, ou vous ne pouviez prendre qu’un seul verre. Leur capacité était en moyenne de trente à cinquante personnes.
Je vis complètement ignorante qu’avait existé une époque plus glorieuse. Je pense être « seule au monde », ou à peu près. Après des années solitaires et errantes, au hasard heureux d’une rencontre, je découvre que d’autres existent aussi, ‘différentes’, comme moi.
Ainsi que son nom l’indique, le Black Swan était tout sombre, peint en noir. Tenu par Monique, une lesbienne, le bar était fréquenté principalement par des lesbiennes dans les années 1970’ et 1980’. Il était situé dans le quartier de la rue des Bouchers, dans l’Impasse de la Fidélité. Ce cul-de-sac était dans les années 1980’ sordide, délabré, et très sombre aussi, très peu fréquenté. Le Black Swan était un des rares lieux à y être ouvert, tout au fond.
Malgré la peur d’une agression physique avant d’atteindre la destination, je suis heureuse que le bar existe.
Grâce au bouche à oreille[ix] je connaissais également un autre bar quelques rues plus loin, dans la Galerie Royale Saint-Hubert, le Madame, dont on m’avait indiqué le numéro et sur quelle sonnette appuyer.
Mais contrairement à ‘Suzan Daniel’ et d’autres lesbiennes qui à peine vingt ans plus tôt n’avaient jamais connu cela, je devais inscrire mon nom et mon adresse dans le registre à l’entrée du bar. Pour la police, “en cas de contrôle”.
Une lesbienne aguerrie me souffle à l’oreille de mettre faux noms et adresse. Malgré la désolation et l’abjection, le souffle puissant de la solidarité.
La mémoire s’est éteinte – mais la colère gronde et prend de l’ampleur – elle va se matérialiser dans des mouvements historiquement nouveaux – L’affirmation des mouvements lesbiens et gays
Heureusement la colère est intacte. Ce sont les années post-68, que n’ai pas connues, mais la rage est encore là. Avec la fin des années 1970’ et le début des années 1980’, c’est l’émergence du lesbianisme politique en Belgique qui se radicalise très vite. C’est l’époque très militante, très ouverte, très joyeuse aussi, du Fight Back.
Sous la poussée des mouvements lesbiens et homosexuels qui se créent, une mouvance encore minoritaire et très politisée, les registres vont finir par disparaître complètement. Sur les pistes des bars, les réactions de lesbiennes s’enchaînent. Les hommes vicieux qui veulent « se frotter » aux lesbiennes sont repoussés sans ménagement hors des pistes de danse et des bars. Au grand dam de leurs propriétaires, proxénètes déguisées.
Les années 1980’ et 1990’ – Bars et lieux associatifs, soirées dansantes et rencontres nationales et internationales pour les lesbiennes
A côté de quelques bars qui continuent à exister (comme le Capricorne, le plus ancien, qui existait encore) et d’autres qui naissent (l’Evénement, le Féminin, …), des cafés hebdomadaires sont tenus par des associations (à Bruxelles, et surtout en Flandre) dans des lieux loués à la soirée.
En Flandre le concept a perduré, comme Atthis à Anvers, Labyrint à Louvain ou Goudou à Bruges, même si ces initiatives ont parfois changé de lieux.[x]
A Bruxelles, c’était notamment le Lesbische Paarse Peperpot au Babbelkroeg. Plus tard encore le Lady June, Les griffes de sorcière ou De Kluts.
A la fin des années 1980’ et au début des années 1990’ apparaissent très vite aussi des ‘fêtes’, des ‘soirées dansantes’, lesbiennes, concepts de rencontres qu’organisent plusieurs fois dans l’année les associations politisées de lesbiennes. Ouvertes à partir de vingt heure jusqu’à deux ou trois heure du matin, elles portent des noms explicites comme Sappholie, organisée pour soutenir financièrement l’association et librairie lesbienne Artemys.
La musique jouée est celle d’All Women’ s Bands, composée ou chantée par des lesbiennes, des féministes, principalement ou essentiellement des femmes. La solidarité et le soutien financier aux femmes et aux lesbiennes sont prioritaires.
De la trentaine de lesbiennes qui s’empaquetaient dans les bars, la fréquentation des salles atteint la centaine de lesbiennes, voire plus, qui venaient de Bruxelles ou de province. Et progressivement de l’étranger.
Les salles sont louées. Mais dès que les paroisses ou les écoles qui les louent apprennent qui nous sommes, des lesbiennes, la répression tombe très vite. Il nous faut trouver de nouveaux endroits à louer, en cachant au moment de signer le contrat de location que nous sommes des lesbiennes. Mais rien que des femmes, c’est plutôt inhabituel. C’est l’époque des descentes de flics, ou du moins leur tentative, pour stopper nos fêtes.
Mais les lois nous les connaissions à fond : ‘soirée privée’, donc interdiction d’accès aux policiers aussi. A la porte, nous sommes obligées malgré tout d’assurer un service de sécurité pour les empêcher d’entrer, ainsi que les « casseurs de lesbiennes ». Nous surveillons aussi les rues environnantes (l’accès aux salles) contre les agressions. Ces équipes sont formées de celles d’entre nous qui faisaient des sports de combat. Elles-mêmes sont souvent pionnières des groupes d’auto-défense féministes des années septante et 1980’ : Karaté Amazone à Bruxelles, le Wendo en Wallonie et Refleks en Flandres.[xi]
C’est la génération ‘Out and Proud’, des lesbiennes fières de l’être, en nombre et en collectivité.
Des Journées Lesbiennes se tiennent jusque tard dans la nuit, nationales et internationales, prennent place.
Depuis 1985 déjà existe la Lesbiennedag à Gand, co-organisée à trois reprises avec des groupes de tout le pays. A Bruxelles les Rencontres Anniversaires à partir des quinze ans et plus d’Artemys deviennent de véritables rencontres bruxelloises, nationales et internationales de plusieurs centaines de lesbiennes.[xii] Tout un centre culturel à Bockstael est loué à cet effet. Celui-ci nous permet de remplir tout au long de la journée et de la soirée les nombreuses salles débordantes d’activités, plurilingues : projections de films, grandes conférences-débats, ateliers d’auto-défense, stand gigantesque de livres,… et la fête jusqu’au petites heures du matin.
A Bruxelles, des lesbiennes commencent à organiser régulièrement, tous les x mois, des fêtes dites « privées », qui sont en réalité commerciales (Linda Coessens, la Péniche, Pussy Galore…).
La centaine de participantes est donc largement dépassée, depuis longtemps.
Plus tard encore, les salles vont s’ouvrir à des soirées ponctuelles de plusieurs milliers de lesbiennes, comme le Velvet 69.
Début de XXIème siècle – Une pente ascendante pour les homosexuels et les nouveaux lieux ‘rainbow’ – Le backlash, le retour en arrière, pour les lesbiennes : disparition de tous les bars lesbiens
Les crises économiques successives, amplifiées par une mondialisation agressive du secteur économique, frappent très durement les groupes les plus fragilisés, dont font partie les femmes, et les lesbiennes en particulier.
Les lieux lesbiens sont désertés, et à Bruxelles, finissent par disparaître, complètement.
Si la pente ‘rainbow’ est ascendante pour ce début de XXIème siècle pour les homos notamment en matière de lieux semi-publics (bars), les lesbiennes perdent à Bruxelles tous leurs lieux de rencontre, à l’exception de la seule RainbowHouse. qu’elles ont co-fondée bien sûr.
Celle-ci est un lieu créé pour offir une maison et son espace-bar convivial pour les associations lesbiennes, et aussi pour toutes les autres minorités GBTI+.[xiii]
Côté bars, ceux tenus par des homosexuels n’ont fait qu’augmenter, stratégiquement placés au centre-ville. Actuellement il y a au moins une quinzaine de bars, saunas, cabarets gays, qui sont même constitués en une corporation commerciale les regroupant, Syndigay, qui est devenu un lobby influant. Le plan touristique élaboré et financé par les autorités touristiques bruxelloises est exclusivement constitué de ces bars, saunas et cabarets commerciaux ‘homos’. Les lieux associatifs, plus mixtes, n’y apparaissent plus.
L’évolution s’est donc révélée dans ce secteur (qui n’est pas le seul) avoir été largement en faveur du ‘G’, les hommes ‘gays’, qui auront principalement, voire essentiellement, bénéficié de nos luttes LGBTQI+ collectives.
Renaissance – Des concepts de sortie réinventés : les lesbiennes pionnières encore – Un nouveau bar lesbien… excentré
Et pourtant une vingtaine d’années plus tard, la créativité des lesbiennes est toujours aussi vive. Avec l’absence de moyens financiers apparaît l’invention de nouveaux concepts de rencontre, où les lesbiennes, à nouveau, dévoilent leurs talents de pionnières.
Comme par exemple l’Apéro-lesbien de Madame Charvet. Dans des cafés existants, ‘straight’, celle-ci improvise des sorties ‘pop up’, renseignées une semaine ou dix jours avant la rencontre. En fin de soirée le tenancier apprend que c’est une ‘gang de femmes’ (comme il serait dit au Québec), des lesbiennes, et aussi des ‘non-binaires’, et des sympathisant.e.s. Le succès est énorme. [xiv]
Plus récemment, de 2017 à 2019, les autorités régionales bruxelloises vont initier et permettre financièrement à un événement « lesbien » de quelques semaines, le Mothers & Daughters, de prendre place durant le mois de la Pride belge à Bruxelles.
Cette même année 2019, deux lesbiennes créent un nouveau bar-concert très dynamique et entièrement autonome, le Crazy Circle, qui offre un espace convivial et musical (nombreux concerts) pour la communauté lesbienne et les autres communautés GBTI+.
Si tous les bars gays sont situés au centre-ville, pour des raisons économiques évidentes, les lesbiennes doivent redémarrer en périphérie.
Elles se retrouvent excentrées. Comme dans les années 1980’, c’est le retour aux quartiers et communes économiquement plus abordables des années 1970 et 1980 : Ixelles.
De plus en plus de créations nouvelles, tout à fait inventées au niveau du concept voient le jour comme Match-Belgium qui s’adresse principalement aux communautés lesbiennes et de femmes, alliant bar ambulant et rencontres artistiques, sportives, musicales et des performances.
Grâce aux autorités que nous venons d’évoquer, Equal.Brussels, nous avons, quant à nous pu lancer des conférences-débat pour souligner ce qui ne va (toujours) pas et chercher des solutions. Nous avons ainsi pu lancer notre premier cycle de conférences autour du concept complexe de « sur-discriminations », et ainsi pu vous apporter cette analyse sociologique récapitulative et critique.
Place à l’imagination, inventons encore nos nouveaux espaces. A présent, il existe de véritables autorités soutenantes, nous avons cette chance-là sur notre petit bout de planète. Frappez à leur porte pour leur demander de soutenir vos projets. C’est un juste retour de nos impôts et des solidarités.
Je vous remercie de votre écoute.
Marian Lens, sociologue – Septembre 2020
Références à reprendre pour citer l’article : https://www.l-tour.be/quelle-est-la-place-des-lesbiennes-dans-lespace-public-et-leur-evolution-de-la-fin-du-xixe-siecle-a-aujourdhui/
Merci à Lucile Bazantay pour ses commentaires avisés dans l’adaptation de la syntaxe à un format web, pour L-Tour.
La mise en ligne sous forme d’article augmenté (détaillé et référencé) a pu être réalisée grâce au soutien d’Equal.Brussels – Egalité des Chances pour la Région de Bruxelles Capitale, dans le cadre du dossier de subvention « Quels espaces existent pour les minorités les plus fragilisées au sein des communautés LGBTQI+, par ailleurs cumulant différents types de discriminations/inégalités ?”
[i] Extrait de l’article sur L-Tour : https://www.l-tour.be/la-notion-insupportable-2017-revue-du-fonds-susan-daniel/
[ii] Extrait de l’article sur L-Tour : https://www.l-tour.be/la-notion-insupportable-2017-revue-du-fonds-susan-daniel/
[iii] Extrait de l’article {hyper lien vers l’article : « Quelles sexualités et quelles identités… » : https://www.l-tour.be/lapres-metoo/
[iv] Extrait de l’article {hyper lien vers l’article : « Quelles sexualités et quelles identités… » : https://www.l-tour.be/lapres-metoo/
[v] Georges Eekhoud (1854-1927), Brochure, Fonds Suzan Daniel, 2013.
[vi] BH : Les bars gays et lesbiens d’antan, in : Het ondraaglijk besef / La notion insupportable (Fonds Suzan Daniel), n°20, december/décembre 2014, pp. 4 et 5.
[vii] Ibidem.
[viii] https://www.l-tour.be/francoise-mallet-joris/
[ix] Il n’y avait bien sûr pas encore de guides-papier ou numériques à l’époque.
[x] https://www.l-tour.be/evolution-historique-annees-70/
[xi] Lens Marian : Histoire d’une intense dynamique d’autonomisation. La mouvance lesbienne nationale et internationale dans les années 1982 à 1985 au départ d’un lieu en wallonie, in : Het ondraaglijk besef / La notion insupportable (Fonds Suzan Daniel), n°24, december/décembre 2018, pp. 18-21. Article sous peu en ligne.
[xii] https://www.l-tour.be/artemys/.
[xiii] Queer n’apparaît pas encore dans l’acronyme LGBTQI+ parce que ce n’est qu’à partir des années 2013 que le concept de ‘queer ‘ importé des States commence à être utilisé plus fréquemment en Belgique. Hésitation entre l’adjectif ‘queer’ ou ‘rainbow’, tout aussi récent, pour qualifier le premier parcours auquel je suis invitée. Mon avis est demandé et je finis par proposer le terme ‘queer’ pour Queer Bike Tour, qui me semblait alors plus approprié pour un parcours historique faisant référence à une insulte ancienne (‘bizarre’, ‘tordu’) que cette mouvance essayait de se réapproprier.
[xiv] Martineau Emilie : Le bar lesbien : un commerce militant en voie de réapparition à Bruxelles. Bruxelles, Master en études de genre, Bruxelles, 2018.