En quoi consistent nos parcours ?
Nous vous présentons dans ce volet la philosophie de nos parcours, qui a été publiée en 2017 dans une revue (*).
L’article détaillé donne une bonne idée des pans d’histoire (herstory et history) des communautés ou de personnalités lesbiennes, homosexuelles, bisexuelles, trans, intersexes…qui sont évoqués lors des parcours tout au long des rues de Bruxelles.
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L-Tour, en tant qu’association lesbienne, organise des parcours lesbiens et arc-en-ciel pour faire connaître au départ de Bruxelles l’histoire (herstory et history) des personnalités et des collectivités lesbiennes, homosexuelles, bisexuelles, trans, intersexes…
Quelle est la genèse du parcours ?
Depuis la fin des années 1970, quand des lesbiennes arrivaient de province ou de l’étranger, sortir ou ‘faire un tour en ville’, c’était pour moi l’occasion de leur expliquer ce qui y existait ou avait existé sur le plan lesbien, en relation avec ce qui existait ou avait existé ailleurs. Nous n’étions qu’une poignée et tout nous intéressait. Avant l’ère ‘internet’, les informations étaient véhiculées principalement par des écrits, courrier postal ou publications. Téléphoner à l’étranger ou voyager coûtaient cher. Les contacts directs étaient dès lors précieux et appréciés, et quand des lesbiennes venaient, nous le faisions savoir en organisant une soirée-rencontre, et beaucoup se déplaçaient pour venir les écouter. Nous nous échangions les informations sur nos contrées respectives, mais aussi sur les rares groupes ou personnes actives ailleurs dans le monde, nous analysions les hauts faits de lutte et les victoires, les difficultés et les points de lutte collective à mener. A l’époque les initiatives existantes tenaient en un seul carnet d’adresses. Ce n’est qu’avec les années, que les associations et les événements se sont multipliés, pour finir par remplir des guides internationaux, que j’ai continué à informer.
C’est cette dynamique particulière qui me manquait, que j’explique d’ailleurs dans les parcours. Je voulais redémarrer une association lesbienne à portée internationale, basée en Belgique, et en raison d’un enchaînement de choses, l’organisation de parcours est la première forme qu’elle a prise.
Suite à l’exposé sur Artemys donné dans le cadre du Colloque sur les Mémoires Homosexuelles , j’ai été contactée par Dominik de l’association cycliste Cactus, qui avait assisté au colloque, pour l’organisation d’une Queer Bike-Tour en mai 2013 . Les historien.ne.s Mathilde Messina et Wannes Dupont avaient également été convié.e.s, et ensemble nous avons renseigné les participant.e.s sur des pans d’histoire LGBTQI+ à Bruxelles.
Très vite ont suivi d’autres parcours. A l’initiative de Mathilde, nous avons réalisé un parcours lesbien en automne 2014 pour la L-Week de la Maison Arc-en-ciel de Bruxelles. Ayant eu vent de ce projet, la Région de Bruxelles-Capitale via son office de tourisme Visit Brussels, a demandé de réaliser un parcours pour des journalistes de médias lesbiens européens qui avaient été invitées pour commenter le lancement d’une première européenne, Girls Heart Brussels, créée à l’initiative du Cabinet de la secrétaire d’Etat Bianca Debaets de la Région de Bruxelles (Equal.Brussels). Encore toujours élaboré par Jessica Gysel, éditrice de la revue Girls Like Us, tout un week-end est destiné aux lesbiennes et aux femmes pour faire découvrir des lieux et des événements réalisés par des lesbiennes et des femmes sur Bruxelles.
Cette dynamique m’a permis aussi d’inviter des associations lesbiennes lors du Festival International Lesbien de Films, Cinéffable, à Paris. Et la Coordination Lesbienne de France, ainsi que La Lune Noire de Strasbourg, initiatrice parmi les premières associations françaises de l’accueil de lesbiennes demandeuses d’asile, sont venues assister au parcours de la L-Week.
Il fallait un nom pour organiser les inscriptions au parcours et continuer le projet, et dès septembre 2014, l’association de fait L-Tour a ainsi démarré.
Ravie du succès de la formule, Visit Brussels a ensuite soutenu dans le cadre de la Pride 2015, la réalisation de notre parcours sur l’histoire LGBTI+ destiné au tout public. Et depuis, cela a continué à l’exponentielle.
Présentation du projet L-Tour
Le parcours couvre des réalisations et des pensées évoluant du tournant des XIX et XXe siècle, jusqu’à aujourd’hui, et remonte partiellement au XVIIe siècle. La cosmopolite Bruxelles sert ainsi de tremplin vers notre histoire locale, nationale et internationale.
Les parcours sont réalisés pour des projets spécifiques (festivals ou rencontres lesbiennes, ou comme en 2016 un parcours-découverte pour des personnes demandeuses d’asile à l’initiative des Rainbows United de CHB (RainbowHouse). Ils sont demandés par des associations LGBTQI+ pour leurs groupes cibles (Alter Visio pour les jeunes, Bear Pride Belgium,…), ou régulièrement par la coupole RainbowHouse de Bruxelles (Network Day, événements annuels, Nederlandstalig Overleg,…), qui a atteint une soixantaine d’associations, et dont fait partie L-tour.
Des initiatives externes (ex. des stagiaires auprès des institutions européennes) désirent grâce aux parcours découvrir cette renommée capitale européenne sous un autre angle.
Les tours continuent à être promus et demandés par des instances officielles comme Visit Brussels (e.a. en 2015 pour les 25 ans des compétitions lesbiennes européennes de volley-ball organisées par le BGS à Bruxelles, ou en 2016 dans le cadre d’IDAHOT par l’ambassade des Pays-Bas et la Représentation Permanente auprès de l’Union Européenne.
Enfin, le parcours est ouvert à un large public depuis 2015 dans le cadre du mois de la Pride à Bruxelles.
Les parcours ont beaucoup de succès et suscitent énormément d’intérêt. Nous comptons une moyenne de 20 à 30 personnes par parcours. Les inscriptions peuvent dépasser la soixantaine, comme au L-Festival organisé par La RainbowHouse en 2014, pour un bus de 50 places… Pour pouvoir répondre à la progression fulgurante des inscriptions, les parcours dans le cadre de la Pride sont désormais répartis sur tout le mois de mai.
Nous avons depuis longtemps dépassé le millier de participations pour l’ensemble des parcours.
Les langues utilisées sont le français, le néerlandais et l’anglais.
Des participant.e.s reviennent parce que chaque parcours s’enrichit progressivement de nouvelles données, en fonction des recherches, des points d’intérêt ou des témoignages spontanés, des événements nouveaux ou des points d’actualités, qui deviennent à leur tour des éléments d’histoire lors des parcours qui suivent. Souvent les organisations demanderesses d’un parcours en apprennent beaucoup sur l’histoire de leur propre organisation : origine, évolution, préexistence d’initiatives similaires,…
Des extraits d’interviews passés dans les médias permettent d’éclairer notre histoire tout en véhiculant des messages très forts, porteurs de changements potentiels, comme celui de notre ‘top model’ belge Hanne Gaby Odiele, à propos de l’opération qu’elle a subie à 10 ans : « Je suis fière d’être intersexuelle mais je n’accepte pas l’idée que des interventions chirurgicales de ce genre se déroulent toujours, aujourd’hui, sans le consentement des enfants » .
J’essaie de maintenir un canevas de base, reprenant un éventail diversifié d’informations, pour contenter le plus grand nombre d’attentes possibles.
Un accent particulier est mis sur la visibilisation des communautés qui sont encore toujours minorisées au sein de la société ou des mouvements supposés les représenter (lesbiennes, ‘femmes’, communautés ‘issues de l’immigration’, personnes ‘présentant des défis physiques’, …).
Les parcours ont souvent lieu à pied, ou se font en bus, une formule qui permet de se rendre au sein de nos foyers historiques excentrés de la capitale, comme Ixelles et Schaerbeek.
Comment se présente le parcours ? Quelles en sont les caractéristiques ?
Le cadre particulier de la capitale permet de révéler les éléments tangibles, les faits, les lieux où des événements se sont passés, et de faire ainsi découvrir notre histoire, dans et hors du mouvement, en y précisant ‘qui’ a fait ‘quoi’.
L’analyse se distille au fur et à mesure du parcours. Des points d’interrogations, des idées, des pensées ou des réflexions exprimées par les gens ou les associations, qui peuvent aussi être antagonistes et qui montrent ainsi que l’histoire n’est pas linéaire. Pour que chaque participant.e non seulement se fasse sa propre opinion, mais surtout avance dans le questionnement de ce qui semble ‘exister en soi’, et réussisse à ébranler cette sensation que les choses sont neutres. Ce voyage dans le temps et l’espace permet de découvrir qu’il y a finalement autant d’opinions et de choix de vie qu’il y a de personnes. Et que l’histoire n’est pas homogène, qu’elle est intrinsèquement l’inverse, tout à fait hétérogène, diverse et plurielle.
a. Le contenu sociétal
Le parcours dévoile l’évolution en dents de scie des moeurs, des lois et des droits en Belgique, et explique les périodes de répression ou de recul, ainsi que les victoires. Les lieux à Bruxelles de ces prises de décision apparaissent, comme notre gouvernement rue de la Loi, mais aussi le Palais des Académies où à la fin du XIXè lors d’un congrès de criminologues, fut prise la décision par la délégation belge de ne pas criminaliser l’homosexualité . La Belgique n’a connu qu’une courte période répressive strictement légale de 1965 à 1985.
b. Ce que tout le monde a l’habitude d’y retrouver, les succès, les ‘premières’, belges, européennes ou mondiales, qui se sont produites à Bruxelles…et le présenter de manière insolite
L’approche se veut relativiste et précisera que certaines gloires sont plutôt des… ‘deuxièmes’. La Belgique est le deuxième pays au monde à étendre le mariage aux « homosexuels » (après les Pays-Bas) – le mariage est un filon thématique critique très riche du parcours parce qu’il est révélateur de notre société – et à avoir un chef d’Etat ‘gay’ (dans la géo-politique des 2 derniers siècles). L’analyse se poursuivra pour révéler le non relevé : une première plus inattendue étant en réalité que « le premier Chef d’Etat homosexuel » est une lesbienne, Jóhanna Sigurdardóttir (Islande, 2009-2013). Par ailleurs, le parcours fait découvrir que l’année 2013 comptera 3 Chefs d’Etat lesbiens/gays au monde, tout.e.s en Europe, dont notre premier ministre Elio di Rupo (2011-2014) et le toujours Premier Luxembourgeois actuel, Xavier Bettel, qui commençait cette année-là. La Pride de mai 2015, a permis d’annoncer qu’il venait de se marier, grâce à la loi d’extension du mariage aux « homosexuels » qu’il venait d’instaurer dans son pays, faisant de son mari d’origine belge Le premier First Lady. Le fait qu’il est le premier ‘homme’ dans l’histoire qui veuille assumer officiellement ce rôle de représentation et poser notamment à côté des ‘femmes de’, n’est certainement pas étranger au fait qu’il soit gay.
En surprenant ainsi l’auditoire, souligner qu’il y a des premières qui se révèlent régulièrement être…autres que celles que l’on pense, c’est aussi une manière de faire apparaître ce qui est toujours invisibilisé dans une histoire qui reste encore trop souvent celle des dominances.
L’on peut s’étonner que l’histoire des lesbiennes, des communautés ‘issues de l’immigration’ déjà souvent multi-générationnelles, des personnes qui quittent les normes hétéro-sexuées, pour ne citer que quelques groupes minorisés de la population, ne soit toujours pas plus mise en avant ou reconnue en ce XXIe siècle. C’est ce que ce parcours désire pallier également : montrer au public, aux personnes de décision, que c’est une histoire qui se révèle être une histoire des manquements aussi. En effet, pourquoi la 1ère mondiale suivante n’est-elle pas plus connue ? Au Palais des Congrès du Mont-des-Arts en 1976, la quantité énorme pour l’époque de 2000 lesbiennes et femmes venant d’une quarantaine de pays différents vont former le Tribunal des Crimes contre les femmes. C’est à cette occasion que le Front Lesbien International tout nouvellement formé va parler de « persécution des lesbiennes » et aussi proclamer l’idée politique historiquement très nouvelle que « l’hétérosexualité forcée est un crime contre les femmes ».
c. La géo-occupation de notre capitale
La géo-occupation de notre capitale révèle d’une part les lieux où associations et événements collectifs ont pris place permettant de faire avancer les revendications et les changements sociaux, et d’autre part ceux où ont habité nos protagonistes.
Le centre-ville est de loin le plus riche en évocation. Parcourir les trois phases de déplacement du ‘gay-village’ ou plutôt de la concentration des lieux ‘lesbiens’ et ‘homos’ du centre-ville, en particulier en suivant l’évolution de ses bars et cafés, nous permet de nous imprégner de l’atmosphère fin de XIXe siécle de la Galerie Saint-Hubert, quand Bruxelles était considérée comme ayant le plus de lieux « lesbiens et gays » en Europe. Durant la première moitié du XXe siècle, les cafés se concentraient plutôt dans le carré de la Rue des Bouchers vers la Grand-Place. Ensuite les lieux de sortie se sont déplacés de l’autre côté de celle-ci pour prendre leurs quartiers actuels vers Lemonnier et Anneessens, en passant par la rue du Midi.
Un lieu-clef de la ville peut être par la même occasion un prétexte pour une chronologie à coloration arc-en-ciel. Avant de devenir la belle verrière actuelle, la Galerie Royale Saint-Hubert était une ruelle à la mauvaise réputation avec sa « faune particulière »… Jusqu’aux années 1980 vous pouviez vous rendre dans des bars lesbiens et homos dont il fallait connaître les numéros et les sonnettes pour pouvoir y accéder. En 2015 les Bears ont fêté leur Pride belge dans le chic Théâtre du Vaudeville. Des parties du film ‘trans’ Danish Girl ont été tournées peu après dans la Galerie.
Ixelles a également connu beaucoup d’associations et d’événements. Les centres de diffusion télévisuelle, BRT et RTB ont lancé les premières émissions ‘homosexuelles’, d’abord flamandes dès les années 1960, ensuite francophones dans la décennie qui a suivi. Les années 1980 ont connu l’affaire Eliane Morissens et la diffusion par radio des émissions d’Antenne Rose, suivies par d’autres sur les ondes des radios libres. La Place Flagey a vibré lors d’une grande manifestation féministe. Et la chaussée d’Ixelles, contiguë, a connu 2 importantes associations. En 1985, elle voit la naissance de la librairie lesbienne Artemys. De là j’apprendrai que Soeur Sourire était lesbienne et qu’elle s’était rendue à l’association Infor-Homosexualité située plus bas dans la chaussée. Je révèle alors que notre Singing Nun avec Dominique-nique avait lancé le premier « tube mondial », phénomène qui est alors apparu dans le domaine de la chanson. Je clos en informant le déménagement récent du lobby ILGA-Europe dans la commune.
Grâce au Fonds Suzan Daniel, nous pouvons faire savoir que Suzan Daniel – qui venait aussi à Artemys à partir des années 1985 sous son nom Suzanne de Pues – a créé le premier groupe lesbien et homosexuel en Belgique en 1953, le Centre Culturel Belge. Qu’elle en ait très vite été évincée par des homos qui « ne voulaient pas être dirigés par une femme » fait aussi partie de notre histoire. C’est à Schaerbeek que le groupe a vu le jour. Un demi-siècle plus tôt y a vécu le trop peu connu George Eekhoud, auteur du roman Escal-Vigor, « l’un des premiers à aborder l’homosexualité sous un angle positif, qui lui valu un procès retentissant en 1900 entraînant une grande action de solidarité menée par les auteurs belges et étrangers » dont André Gide. Son grand amour qui perdurera plusieurs décennies jusqu’à sa mort, ira à Sander Pierron, un ouvrier lithographe de Molenbeek-Saint-Jean .
Les années 1930 ont connu au Parc Josaphat la victoire de la championne mondiale de cyclisme, Elvire De Bruyn (1934), qui à 23 ans (1937) obtiendra son changement officiel de nom, Willy, et recevra des traitements médicaux pour « changer de sexe » .
Un peu plus loin, les années 70 verront fleurir les communautés homosexuelles, dont celle des Biches sauvages . Quelques-unes de ses membres créeront le premier centre d’archives en Belgique (deuxième centre d’archives lesbien au monde après New York). Je faisais partie du collectif quand nous avons décidé d’afficher plus ouvertement notre identité politique en rebaptisant l’association Le Féminaire en Les Lesbianaires.
d. Un style/philosophie : informer mais aussi interpeller et faire réfléchir, par l’irrévérence et l’humour ou l’inattendu
Le sujet du mariage est important pour les romantiques ou pour parler de droits légaux. Cependant tout de suite viennent les chiffres de divorce, ce qui permet de contenter plus de monde, les anti-mariages aussi, et c’est bien plus réaliste, c’est le ‘prix’ d’une liberté qui n’a pas toujours existé.
Des homos et lesbiennes se domicilient le temps de leur célébration de mariage au centre-ville pour pouvoir faire des photos sur le balcon de l’Hôtel de ville qui surplombe la magnifique Grand-Place.
En face se trouve le musée qui exposait les vêtements protocolaires de Manneken Pis offerts à la ville. A présent, un musée spécifique situé près de la statuette contient celui réalisé par le couturier homo français Jean-Paul Gaultier dans le cadre de la Pride 2015. Pour contrebalancer cette image considérée par certains comme trop people ou normalisatrice en raison de l’absence de critique par rapport au symbole phallique, je demande qui connait le premier accoutrement gay du Manneken. Peu savent qu’il s’agit d’un condom rose mis lors d’une action d’Act Up, évidemment non conservé au musée…
Et l’enchaînement qui suit rappelle un autre fait historique plus ancien, lié à Duquesnoy Hiëronymus de Jonge, le fils du sculpteur de la statuette, qui a connu en 1654 un des derniers procès pour sodomie dans le territoire qui est devenu la Belgique, pour avoir violé deux garçonnets .
Mais c’est la statuette de Jeanneke, aussi symbole de la ville par son prénom typiquement bruxellois, qui plaît bien plus pour une visite par ailleurs plus au centre de notre histoire. Créée par une fondation, elle rappelle l’histoire d’une clandestinité, la lutte contre les cancers, suggérant le ‘cancer gay’ ou SIDA. Elle est par ailleurs située dans l’Impasse de la Fidélité qui a connu plusieurs cafés ou bar lesbiens et homos, tout au long du XXe siècle.
e. Le canevas des parcours peut tourner autour de fils conducteurs
En fonction des intérêts des participant.e.s ou des circuits demandés, chaque thème peut être intégré à tout moment du parcours, en fonction de l’angle d’approche ou chronologiquement.
Grâce à ses multiples facettes, la question ‘trans’ peut s’ évoquer dès Schaerbeek ou la Galerie St-Hubert, comme nous venons de le voir. ILGA, qui a siégé dans le quartier européen près de Schuman, a un de ses secrétariats qui s’y consacre. En littérature, l’écrivaine lesbienne belge Anita Van Belle a écrit une très belle nouvelle Tape-dur contant une histoire ‘trans’/fuge .
Le cas d’Elvire/Willy De Bruyn étant une exception, l’angle des lois permet de montrer qu’elles commencent en 1980 en autorisant de choisir le « sexe opposé ». Ce n’est que tout récemment que l’obligation de se faire opérer qui y était liée, pourra être éradiquée, notamment grâce au travail de l’association Genres Pluriels qui en a fait un cheval de bataille, soutenue par la coupole RainbowHouse Brussels, ou la Pride dans ses revendications spécifiques en 2016, la Pride à Bruxelles étant une des rares au monde à rester aussi politiquement engagée.
Cet angle et celui du mariage étendu font poser la question pertinente du sens d’encore recourir aux notions ‘hommes’ et ‘femmes’ toujours mentionnées sur les pièces d’identité ou lors de démarches administratives officielles non médicales. Un domaine de questionnement où Bruxelles en particulier est aussi précurseur :
de la « fluidité des ‘genres’ ou des ‘genres au pluriel’ revendiqués par ces derniers groupes, à l’analyse et la recherche de l’abolition de la construction des catégories binaires et dichotomiques dites ‘de sexe’ ou ‘de genre’, et par extension celle de l’hétérosocialité, lancée par les Lesbiennes Radicales au tournant des années 1979-1981 à Bruxelles (et dans de rares autres pays).
f. L’importance des contacts directs
Les points de départ ou de chute des tours se font dans des lieux liés à notre histoire. Tantôt horeca friendly ou tenus par des membres de nos communautés, ou du BIP, Maison de la Région, grâce au soutien de Visit Brussels. Si cette dernière démarche peut surprendre, l’analyse montre qu’il s’agit en réalité d’une réelle démarche politique de reconnaissance très forte des autorités d’une société. Les générations précédentes ont connu l’opprobre, ou ont dû vivre cachées. Rappelons que dans beaucoup de pays les instances de pouvoir restent répressives.
Le parcours se termine toujours de manière conviviale autour d’un verre, en général à la RainbowHouse qui est au sein du ‘quartier Gay’… Ce qui permet de donner un aperçu des nombreuses associations actives à Bruxelles, en Belgique et internationalement.
Pourquoi est-ce important de le faire ?
a. Faire connaître notre her/his/toire – travail de mémoire
Dans les années 1980 et 1990, l’histoire circulait difficilement, mais mieux, notamment parce qu’elle était plus concentrée et que nos liens étaient plus directs.
Si on prend l’histoire de la naissance de la Rainbowhouse qui s’est produite il y a moins de 20 ans, je suis surprise d’entendre qu’elle est fréquemment attribuée à des homos qui ne sont arrivés que des années après, ou à une coalition bilingue relativement importante.
Or seules 6 associations ont démarré le projet en 2000, toutes néerlandophones, dont 1 association lesbienne bilingue, via la Holebi Overleg Brussel . C’est par ailleurs une lesbienne, Hilde De Greef, membre de l’association lesbienne fondatrice, qui reste le seul lien permanent jusqu’à aujourd’hui. A l’époque nous avions aussi beaucoup travaillé le rééquilibrage homos/lesbiennes et stimulé les associations à réellement travailler la mixité pour celles qui la visaient, et Fuchsia a alors été créée pour rééquilibrer un rapport défavorable aux lesbiennes. Par ailleurs nous avons aussi conditionné notre investissement dans ce projet en tant qu’association lesbienne par l’instauration d’un quota comme outil de changement social, le compromis s’étant établi à un rapport de 40-60. Le projet a rallié des associations francophones à la demande du jeune échevin ouvertement homosexuel en charge à l’époque, Bruno de Lille (qui sera secrétaire d’Etat de 2009 à 2014), comme condition pour l’obtention d’une maison.
b. Un travail de mémoire plus juste qui reflète une diversité de vécus de discrimination, voire d’oppression, et donc une diversité d’opinions et d’analyses au sein du mouvement.
C’est souvent l’histoire des seuls homos qui est prise en compte, en général blancs, et correspondant à un certain profil. Ou ce sont eux qui sont considérés comme sujet par les médias et certaines instances officielles, ou dans les ouvrages de recherche. Les autres lettres que la ‘G’ n’apparaissent souvent que de manière anecdotique, parfois stéréotypée.
En acceptant la demande de Visit Brussels de couvrir une histoire « homosexuelle », je me suis dit que c’était l’occasion d’offrir toutes les histoires qui ne sont jamais données, aussi celles des lesbiennes ou bis, des trans, des intersexes et de toute personne qui défie les standards straights.
c. Souvent aussi constat d’un manque général d’esprit critique et analytique dans et hors du mouvement…et une génération nouvelle qui le désire en proclamant « You are my hero » – le parcours comme source d’inspiration et de transmission pour un changement social
Ces parcours ont révélé qu’il a fallu sauter plusieurs générations avant de retrouver ce sentiment de fierté particulier, la reconnaissance de nos forces. Ce qui les impressionne, c’est ce que nous avons fait, et que nous le racontions nous-mêmes. Et l’écoute, l’appréciation sont maximales et témoignent de beaucoup de respect.
Ce que ces générations veulent entendre, c’est ce que d’autres depuis ces 50 dernières années ne veulent toujours pas entendre. Connaître notre histoire, tout savoir, dans toutes ses dimensions, dissidences et conflits y compris.
Beaucoup d’étudiantes ont envie de pousser les idées très loin, mais avouent ne pas du tout être soutenues à ce niveau, ou pas assez, pas prises au sérieux, voire risquer d’être mises en danger pour leur avenir. Cela leur fait du bien de voir que bien sûr c’est possible, et même nécessaire.
La profusion d’analyses et de détails nuancés impressionnent et rassurent, parce qu’elles contrecarrent une vision simplificatrice et régulièrement erronée de l’histoire et des réalités. Sur internet, les quelques premiers éléments, les plus récents (moins de 15 ans), les plus retrouvés, souvent sans aucune vérification, deviennent les seuls éléments explicatifs. Dans les milieux académiques, les Masters se réduisent progressivement au niveau du temps (quelques mois de recherche, au lieu de 2 ans) et du contenu (certains ne dépassent pas la cinquantaine de pages).
Quand je montre les revues des années 1980 à 1990, des journalistes lesbiennes sont soufflées par leurs qualité, diversité, quantité, internationalisme et épaisseur.
Quelles sont les réactions reçues ? Dans quelle mesure la promenade a-t-elle évolué ?
Le parcours est constamment sollicité. Le public est fidèle, et des demandes sont faites pour que nous augmentions et pérennisions les parcours.
Le tour est devenu partie intégrante ou régulière d’événements (Pride, Girls Heart Brussels), et est redemandé par des organisations qui l’avaient déjà programmé.
Des articles paraissent régulièrement sur le parcours dans les médias belges ou internationaux (Pays-Bas, Grande-Bretagne, Allemagne, Suisse, France…), et sont remarqués. C’est ainsi que le slogan « vendre des livres, c’est vendre des idées » a fait le buzz sur facebook, suite à l’article de Laura Eigenmann dans la revue queer Milchbüechli, diffusé en Suisse . L’interview qui a donné lieu à cet article avait été réalisé parce que son amante, une Allemande, avait participé au parcours et l’avait beaucoup apprécié.
Le parcours commence à devenir source d’informations pour des recherches universitaires (travaux thématiques, Masters) qui s’accompagnent souvent d’un entretien pour avoir des informations complémentaires, ou pour satisfaire d’autres (ex. pour des associations qui cherchent à illustrer leurs événements).
Je suis sollicitée pour écrire des textes ou des articles, ou invitée à des exposés ou des débats. En 2015 le Centre de Documentation Féministe flamand Rosa (février) et l’association lesbienne Fuchsia (Pride – mai) me demandent une intervention sur les ‘Holebipioniers’ en prenant comme point de départ ma propre vie militante, avec projection de quelques témoignages de lesbiennes, bis et homos du documentaire français Les Invisibles. Tout récemment, j’ai été invitée à un excellent salon-conférence mis sur pied par l’organisation arabo-musulmane Omnya.
Toutes des initiatives que je voulais initialement voir se développer via L-Tour, et qui finissent par avoir lieu autrement, comme les beaux flux énergétiques évoqués dans les philosophies indiennes.
Des parcours thématiques vont bientôt être organisés pour approfondir et détailler la masse d’informations qui sont données.
Au centre d’un pays très jeune (1830) fait de contrées malmenées, arrachées, annexées pendant des siècles entre puissances « européennes », Bruxelles a souvent constitué un espace d’exil ou de transit pour beaucoup d’artistes ou de politiques. Et donc aussi pour les ‘homosexuels’ quand les états alentour promulguaient des édits /lois plus répressifs. Beaucoup ont continué à aimer y passer ou y séjourner quelque peu. Verlaine et Rimbaud sont venus y vivre leur relation amoureuse tumultueuse, et c’est notamment d’une prison bruxelloise que Verlaine écrira quelques-uns de ses plus beaux poèmes… Sarah Bernhardt, ‘bi’ et juive, et beaucoup d’autres célébrités, ont arpenté les rues de Bruxelles, et ému beaucoup de leurs arts. Le parcours montre parfois aussi où la chanteuse Barbara, adulée par toutes et tous, a vécu quelques années une relation amoureuse. Les flux migratoires de toutes origines ces derniers siècles ont considérablement enrichi notre patrimoine.
Comme nous l’avons vu, le thème de la création permettrait d’en dire plus sur des auteures célèbres comme Françoise Mallet-Joris (et son Rempart des béguines, premier roman lesbien d’expression française) ainsi que Marguerite Yourcenar née à l’Avenue Louise (et son Mémoires d’Hadrien, empereur homosexuel romain). Des stèles derrière le Sablon reprennent des extraits des romans de Yourcenar. C’est jouissif bien sûr de dire que la première femme à avoir été acceptée à l’Académie Française était lesbienne.
Comment voyons-nous l’avenir ?
L’enregistrement des témoignages a commencé (récits de vie, ou d’actions politiques) sous forme d’interviews, pour constituer une banque de données : restituer notamment l’histoire LGBTQI+ par les actrices/acteurs elles/eux-mêmes.
Il y a également des projets de publication. Un livre paraîtra notamment sur Artemys qui sera prise comme point de départ pour restituer plus de septante ans d’histoire des mouvements lesbiens et GBTI+, au travers des nombreuses personnes qui y ont transité.
Les publications donneront lieu à l’organisation de rencontres, d’échanges, de conférences, d’expositions ou de projections de documentaires.
Parce que plus que jamais les contacts directs pour les échanges de témoignages, d’infos et d’idées seront au coeur des discussions.
Le même travail est prévu pour approfondir les recherches et les analyses du fonctionnement de la société, plus particulièrement sur le relativisme de la forme hétérosociale qu’elle a prise, et une réflexion sur les catégories dites ‘de genre’, ou ‘de sexe’, ou ‘d’orientation sexuelle’.
Autant de sujets qui sont les piliers sur lesquels reviennent constamment les questions lors des parcours.
Marian Lens
Sociologue
(*) LENS, Marian : L-tour, in : Het ondraaglijk besef / La notion insupportable (Fonds Suzan Daniel), n°23, december/décembre 2017. Pour les besoins du site web, quelques données ont été réactualisées et la syntaxe a été simplifiée.