Par Marian Lens
Cet exposé a été présenté dans le cadre du thème sur la « visibilité » au premier colloque sur l’histoire orale du « Militantisme homosexuel en Belgique francophone depuis 1950 », qui a eu lieu à Bruxelles le 27 septembre 2012.
Un contexte historique répressif
Rappelons tout d’abord le contexte de la moitié des années ’1980. Nous sommes dans un climat socio-politique dangereux et hostile par rapport à l’homosexualité. Les violences provenant de la société civile, mais aussi des instances officielles, sont multiples : absence de droits et de protection juridique, discriminations et exclusions dans toutes les sphères publiques, donc professionnelle, politique, économique et sociale, mais aussi privée.
Durant ces années de répression, l’homosexualité est toujours perçue comme une déviance, un fait anormal et amoral. Le retrait de l’homosexualité comme maladie par l’OMS, par exemple, n’est intervenu qu’en 1991. Le suicide n’épargne aucun groupe social et aucun âge.
La librairie Artemys, malgré les violences dont elle fera l’objet, assurera toujours un espace sécurisé, semi-clandestin, pour les lesbiennes et les femmes.
S’il fallait beaucoup de cran pour tenir un lieu « hors-la-loi », il fallait aussi une connaissance pointue des lois et de nos droits, même relativement limités. Prendre en charge ou héberger des adolescentes nous faisaient toujours courir le risque d’une accusation de détournement de mineurs.
Le statut juridique d’asbl permettra à Artemys de décider légalement quels espaces seraient réservés « à ses membres ». Dans les lieux que nous louions pour organiser nos fêtes et les rencontres d’envergure, cette protection juridique nous autorisera à empêcher les forces de l’ordre de les perturber. Nous y établissions également un service d’ordre afin de protéger des « casseurs de lesbiennes », l’accès et l’environnement immédiat des salles. Lors de ces journées annuelles, les conférences-débats côtoyaient les séances de film, mais aussi les ateliers d’auto-défense.
A la librairie, l’étage sera destiné à offrir un tel espace sécurisé permanent. L’avantage de cet espace lesbien, qui permettait notamment de répondre à la peur des lesbiennes, va nous prémunir aussi des pornocrates et des voyeurs. Nous étions loin de l’affaire Dutroux, mais suite à l’épisode d’un pornocrate qui n’avait sélectionné que des cartes postales de petites filles nues ou peu habillées, photographiées pourtant très pudiquement, toutes les reproductions de nus – hormis celles des œuvres d’art hyper-médiatisées – seront montées à l’étage. L’interdit n’a jamais été enfreint, même par le journaliste voyeuriste Jambers de VTM, qui avait espéré en forcer l’accès. Il était jouissif de constater que malgré sa rage, il n’avait pas osé détruire la barrière… de livres, que j’avais mis, prétendument en décoration, sur toutes les marches de l’escalier-tournant.
Si les slogans sont importants, ce qui fonctionnait le mieux par rapport aux journalistes frileux ou tendancieux, c’était la stratégie de les amener à remettre en question leurs propres stéréotypes. Il était très efficace de titiller un journaliste en le prenant dans la confidence. Lui dire que la plupart des journalistes – sous-entendu qu’eux n’en faisaient bien sûr pas partie – nous collaient dans le même article d’office les commentaires normatifs d’un curé et d’un psychiatre de service. Les voir blêmir, et finalement ne publier dans l’article qu’un des deux « experts » prévus – à la fin plutôt le psychologue – était une victoire. Nous n’étions plus ni amorales, ni malades, même si à leurs yeux nous avions ou faisions encore problème.
Un travail politique de grande envergure
Il est évident que la visibilité lesbienne, pour perdurer, est le fruit d’un grand travail politique.
Sur le plan de l’identité, c’était l’acte politique de nous affirmer dans ce monde comme Sujet face à notre double inexistence en tant qu’estampillées « femmes » à la naissance, et en tant que lesbienne, par choix.
Sur le plan stratégique, c’était aussi vouloir attaquer l’ennemi de front, et non l’avoir dans le dos, par surprise, sans pouvoir le confronter.
Nous voulions réinventer le monde en inscrivant l’utopie dans la réalité, passer à l’action, concrétiser les idées. Notre objectif était, non pas de revendiquer une place, mais de poser le geste politique fort, non seulement d’afficher notre identité lesbienne, mais aussi d’occuper des terrains de pouvoir dans les espaces publics, politiques, économiques et sociaux, en y étant aux commandes. Nous nous sommes ainsi offert un lieu lesbien, permanent, pignon sur rue, aux horaires les plus étendus, et surtout ouvert aussi en journée. A l’époque, les rencontres avaient alors lieu le soir, en privé ou dans les bars lesbiens et dans de rares fêtes.
Comme maintenant, c’était une période de grande récessivité économique. Et créer de l’emploi, en soi, était déjà tout un enjeu. Mais marquées « femmes », c’était oser dépasser aussi les sphères de l’économie privée ou restreinte, et s’autoriser des moyens d’autonomie financière de plus grande envergure. Il nous a fallu d’ailleurs constamment confronter les violences institutionnalisées – censure et refus de subventions ou retards anormaux de remboursement de la TVA. Et sur le marché économique, taper sur la table pour être prises au sérieux, obtenir des emprunts, nous battre contre les retards ou refus de livraison, contre la moindre remise sur les livres, leur blocage à la douane. Et j’en passe…
Nous réussirons même la prouesse de démarrer sans budget de départ, et trouver nos propres ressources financières, malgré que les marges laissées par les livres soient toujours restées insuffisantes. La Belgique détenait alors le triste record dans l’Europe des 15, d’avoir, avec la Grèce, le taux de lecture du livre le plus bas (cela équivalait à 2 livres par an et par habitant, best-seller inclus).
Identité lesbienne et large choix lesbien : la Reconnaissance et la renommée… quoique surtout à l’étranger
Artemys s’avère être la première asbl ouvertement lesbienne dans l’histoire belge. Dès sa constitution en 1985, elle rend publics et officiels ses choix en publiant au Moniteur Belge des statuts explicitement lesbiens, de par la composition de ses membres effectifs et de la part substantielle de ses objectifs. Même si elle voulait promouvoir ce qui était réalisé par toutes les femmes – ce qui reste encore toujours un choix héroïque pour se faire prendre au sérieux – c’était un réel défi, perçu comme « suicidaire » aux yeux de beaucoup.
Dans cette époque de grande intolérance, il fallait beaucoup de courage pour se faire connaître publiquement comme lesbienne et avoir de surcroît son adresse privée publiée, avec tous les risques qui y étaient liés.
Suite à notre campagne politique internationale lancée en 1992, « Lesbian Power » – acheter des livres lesbiens de maisons d’éditions lesbiennes dans une librairie lesbienne – dont l’objectif était de visibiliser notre existence et sa diversité, nous connaîtrons une reconnaissance et la renommée, quoique surtout à l’étranger. Artemys est alors invitée à Amsterdam en juin 1993, à la 5ème Foire du livre féministe, comme seule librairie au monde se profilant comme lesbienne ( « lesbian profiled organization »), avec le, ou un des, plus grands choix de livres lesbiens en français, néerlandais et anglais. C’était alors une des rares rencontres mondiales pour les féministes et les lesbiennes. Nous serons réinvitées à celle de Montréal quelques années plus tard.
Artemys possédait des milliers de titres écrits par des lesbiennes et des femmes, provenant du monde entier. Travail gigantesque parce que la majorité des titres étaient importés. S’y trouvaient des ouvrages de fonds et des nouveautés, la diversité plutôt que la quantité (10 titres différents plutôt qu’un best-seller en 10 exemplaires), et toujours, ce qui continuait à déranger et à questionner, malgré les risques et les pertes financiers. Et la pluralité linguistique d’Artemys a toujours été prioritaire, dans ses membres actives, sa clientèle, ses activités et les articles vendus : internationale donc, « nationale » aussi.
Une lesbienne noire américaine n’avait jamais vu autant de titres portant sur les lesbiennes noires ou écrits par elles, dans un même lieu aux Etats-Unis. La Bibliothèque de Washington venue en Europe pour compléter sa gigantesque collection mondiale de livres lesbiens – et homos, se montrera impressionnée par le choix d’Artemys, où elle trouvera encore beaucoup de titres nouveaux, malgré son passage par Paris, Londres et Amsterdam !
Il nous faudra un an pour tout encoder, et devenir ainsi une des premières librairies entièrement informatisées en Belgique, et dans des coûts abordables (3 langues pour une centaine de milliers de FB au lieu des programmes existants allant par langue de 400000 FB à 1 million…).
Cela sera possible grâce à la prouesse informatique de faire développer sur mesure notre propre programme informatique élaboré en fonction de nos besoins, alliant la gestion de base de données passive d’une bibliothèque avec celle active d’un magasin.
Une carterie branchée
La gestion du livre se révélera ne jamais être suffisamment rentable à Bruxelles. Nous comblerons un peu ce déficit par de grands stands annuels en Flandres et à l’étranger, notamment à Paris, dans un Ciné-club qui deviendra un des plus grands festivals de films lesbiens Européen, Cineffable. Nous comblerons ce déficit, surtout, en développant une carterie, encore peu présentes sur le marché européen – qui sera alliée à une papeterie fine et à une sélection unique de musiques composées par les femmes ou du monde.
Artemys deviendra ainsi involontairement, un lieu branché de la capitale, avec son fonds exceptionnel en Europe de plus de 50.000 cartes, aux spécialités multiples : des reproductions artistiques par et sur les lesbiennes et les femmes, la musique, l’art, la calligraphie, les slogans philosophiques et politiques, et beaucoup d’humour. Notre immense recherche iconographique était classée par artiste et par thème, dont vont s’inspirer des chercheuses lesbiennes et féministes, des écoliers et des universitaires, mais aussi des musiciens pour reconstituer des instruments par exemple.
Indirectement cet espace artistique permettra de mieux faire passer auprès du public cette librairie entièrement spécialisée sur les femmes et les lesbiennes. Des éditeurs et des fournisseurs, très reconnaissants, ont reconnu à l’annonce de la clôture d’Artemys que celle-ci avait lancé sur le marché belge de nombreux concepts et produits.
A titre d’illustration, bien avant que cela ne devienne trendy, nous avons lancé les anges comme cartes de vœux de fin d’année. Pour nous ces messagers involontaires représentaient une certaine neutralité par rapport aux messages religieux, et surtout la remise en question de la notion de genres sexuels. Parce qu’un ange est en principe sans sexe, mais bien entendu nous en voyons peu sans pénis ! C’est ainsi que j’ai placé le premier immense calendrier mis en vitrine avec une réelle feuille de vigne placée stratégiquement sur le sexe étonnant de l’ange. Nous étions quand même dans une librairie lesbienne ! Et bien je vous assure qu’aucune personne n’a accepté ensuite d’acheter le calendrier sans sa feuille de vigne. Ce qui était un canular était devenu un must commercial !
Nous participions aussi à d’autres luttes et avons fait signer de nombreuses pétitions.
Nous avons ainsi :
– co-organisé la récolte de produits de 1ère nécessité pour les premiers convois humanitaires vers l’ex-Yougoslavie en guerre ;
– abrité les premières réunions du groupe femmes Rwanda pour l’organisation d’un Tribunal contre le génocide.
Et je crois, qu’alors que je ne pensais m’adresser qu’à des « nées femmes », tout cela a contribué à attirer une clientèle critique et diversifiée, pour qui nous représentions un « rayon de soleil ». J’avais aussi des pressions positives d’homos qui regrettaient ne pas avoir de librairie similaire.
Grand lieu de rencontres de lesbiennes et d’échange d’idées : une plate-forme, une plaque-tournante, un tremplin pour façonner sa vie et ses actions
Etant, alors, en première ligne, une librairie lesbienne devait « faire front » à tous les niveaux.
Artemys était :
– Une plaque-tournante pour les informations des milieux lesbien, féministe et homosexuel mixte, qui y ont vendu leurs revues ou parutions, diffusé leur publicité événementielle, professionnelle ou festive.
– Un lieu de rencontre pour les lesbiennes et les femmes, par les expositions de peintures et de photographies, de nombreuses soirées littéraires et musicales, et les passionnants et passionnés débats politiques. Des activistes, écrivaines, chercheuses et artistes sont venues de Belgique, et aussi de France, des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne, d’Allemagne,…, des USA et du Québec.
– Un espace actif dans la remise en question des fondements de la pensée actuelle, notamment de la construction des genres sexuels et de l’hétérosocialité, et dans la lutte pour des droits individuels/universels et la notion de « famille » élective. Et contrairement à ce que l’on peut croire, ces idées suscitaient un réel intérêt, même si parfois très hostile et mitigé au départ. Comme le font les idées qui bousculent les choses, et qui touchent tout être humain, sans exception.
– L’association était un groupe de pression, qui a impulsé avec d’autres groupes lesbiens des actions politiques, des réseaux et des coordinations lesbiennes. Elle est un des groupes fondateurs de la fédération initiatrice de la Maison-Arc-Ciel de Bruxelles, garantissant dans ses statuts une mixité réelle – et non fictive – des groupes adhérents, sous peine de dissolution de l’association.
– Un centre de crise pour répondre aux appels à l’aide qui affluaient de toutes parts, auxquels nous répondions sur le plan existentiel, juridique et médical, en moyenne 2h par jour, par un encadrement gratuit et non subventionné et, avec un difficile relais vers des médecins, avocat∙e∙s, et spécialistes divers∙e∙s, quand la plupart refoulaient tout simplement les parias que nous étions. Il fallait les nerfs solides pour, après une longue journée surchargée, répondre le soir et la nuit aux appels à l’aide – tentatives de suicides ou agressions. Des mineures d’âge, en âge de scolarité, étaient mises en traitement avec l’aval de l’école et des parents, ou exclues de leur orphelinat et mises à la rue.
Dès le départ, nous avons constitué d’autres listes avec les rares groupes lesbiens en Belgique et à l’étranger, que nous enverrons ensuite aux guides internationaux qui nous le demanderont, quand ils apparaîtront.
***
Avec le recul, avoir réalisé Artemys appelle d’abord un sentiment très puissant de fierté. Cela demandait beaucoup de passion, de courage, et de ténacité. Agir, analyser, faire des bilans, penser l’action, et à nouveau agir. C’était allier toutes les qualités organisationnelle et politique avec celles de cheffe d’entreprise.
Cependant, chaque acte posé, surtout dans les sphères de pouvoir, a un coût. Les pionniers, et les pionnières en particulier, paient un lourd tribu pour permettre à d’autre d’exister ou de mieux vivre : carrière impossible ou brisée, blessures physiques et morales, burn-out, épuisement.
C’est souvent confronter les situations, seules ou en très petit nombre. En permanence combattre l’hostilité extérieure, mais aussi le scepticisme et le défaitisme au sein du mouvement, surtout aux moments de ses pertes de vitesse. Et surmonter beaucoup de tabous.
Un travail dit « de terrain », c’est prendre des risques, sans gloire particulière. C’est être là, quand les autres n’y sont pas encore. C’est toute l’ingratitude de se salir les mains, de ne pouvoir cacher les petits et grands compromis incontournables et fastidieux, comme le permettent un écrit littéraire, utopiste ou symbolique.
Ce n’est pas une œuvre limitée dans le temps, mais tout Le et La politique du quotidien.
Impossible de tourner le dos aux réalités et aux souffrances qui vous sautent dessus. Elles demandent de les traiter.
A force de ciseler un joyau, on ne se rend pas compte à quel point on peut le faire briller. Avec le temps, le peu de reconnaissance, la dislocation des réseaux, la désertion des lieux, on finit par douter de la raison d’être de notre lieu.
Pour terminer sur une note positive, à la hauteur de ce qu’a apporté Artemys à toute une communauté de personnes, cet exposé a été écrit pour montrer qu’il est possible de réaliser ses rêves, de concrétiser les utopies d’hier, et donc qu’il est possible de « changer le monde », malgré l’adversité et le scepticisme. Peu de contemporain∙e∙s d’Artemys y ont vraiment cru, et pourtant celle-ci a vécu 18 années*.
Marian Lens – Septembre 2012
Publication / Référence bibliographique :
LENS, Marian : Artemys, dans : Het ondraaglijk besef / La notion insupportable (Fonds Suzan Daniel), n°18, december/décembre 2012, pp. 11-13. Rapport du Colloque « Mémoires homosexuelles. Le militantisme homosexuel en Belgique francophone depuis 1950 », 27 septembre 2012.
*« Un record mondial encore inégalé » Lucile Bazantay. Sur ce point précis : « La librairie Artemys (1985-2002) {…}. La longévité de cette initiative est remarquable, la plupart des librairies féministes en Europe n’ayant pas survécu aux années 90. » Dani Frank : Petit focus historique sur les lesbiennes radicales à Bruxelles dans les années 70-80, dans : Chronique Féministe (Université des femmes), Féminismes et lesbianismes, n°103-104, Juillet/Décembre 2009, p.14.
Merci à Lucile Bazantay pour ses commentaires avisés dans l’adaptation de la syntaxe à un format web, pour L-Tour.
Mise en ligne avec le soutien d’Equal.Brussels – Egalité des Chances pour la Région de Bruxelles Capitale, dans le cadre du dossier de subvention « Quels espaces existent pour les minorités les plus fragilisées au sein des communautés LGBTQI+, par ailleurs cumulant différents types de discriminations/inégalités ?”